12 juillet 2022

On va prendre des détours mais on va faire des trucs quand même.

Aux environs de 84 ou 85, j’ai une douzaine d’années, je lis principalement les revues Lug et un tout petit peu celles d'Arédit/Artima : en gros, des mensuels de super-héros et super-héroines, surtout de chez Marvel. Ça m’obsède, je les lis et les relis, j’en recopie, je fais chier mes copains au bahut avec ça, je suis au taquet.

Mais malgré les parutions (Strange paraît tous les mois, comme Titans ou Spidey, mais Spécial Strange n’est que trimestriel, tout comme certaines parutions hors-série), j’ai pas ma dose de bande dessinée périodique. Ce que je connais de la bande dessinée franco-belge m’emmerde alors comme elle m’a toujours emmerdé : je suis systématiquement passé à côté de tout ce qui était ciblé pour mon âge, à tous les âges, comme on passe entre les gouttes sans vraiment savoir comment on est resté sec. Pif et ses gadgets, Spirou, tous ces trucs qui trônent à côté de mes revues chéries au bureau de tabac, je m’en tamponne le coccyx.

Mon premier lien un peu plus solide avec la franco-belge passe par l’achat d’un numéro de (À suivre), aux mêmes années, au pif, pour essayer.

Mauvaise pioche, une fois encore : Comès m'emmerde, Régis Franc aussi, Ferrandez itou.
J’aime pas l’anthropomorphisme de Sokal, ni ces aplats chiants chez Munos et Sampayo (oui je sais, je sais...), ni ce que raconte Jean-Claude Denis.
J'aime bien Tardi, j'aime son Paris, sa grisaille, mais c'est un peu tout ce qui me plaît dans cette revue.
Deux ou trois ans plus tard, dans (À suivre), je vais adorer Charyn et Boucq et "Bouche du Diable", je vais essayer de comprendre ce qui me fascine chez Masse (sans y arriver), je vais me délecter de ce que Moebius fait du Silver Surfer : bref, je vais découvrir réellement tout ça, pour de vrai.
Mais là, j'ai douze ans et quand je dis au bouquiniste de la petite ville la plus proche que "Les Cités Obscures", c'est le truc qui me plaît le moins dans (À suivre), le type me rigole au nez en me demandant de retourner lire mes conneries. Vexé comme un pou, j'y retourne plusieurs fois, mais je retente tout de même "La Fièvre d'Urbicande", sans succès : pour l'heure, j'y suis totalement hermétique.

Les années passent, pardi, et si mes goûts évoluent, je reste solidement arrimé à la bande dessinée. Je lis plein d'autres trucs, mais rien ne me stimule davantage que tout ce qui s'y trame.
Pour autant, entre mes expériences de lecture en décalage permanent avec mes attentes (et/ou mon âge, peut-être) et l'impression persistante que mon cerveau est celui d'un crétin tout juste bon à lire des récits où des types sauvent le monde à une cadence mensuelle métronomique, on peut dire que mes rendez-vous avec la bande dessinée franco-belge sont une suite de foirages en règle.
Il va falloir attendre bien plus tard, beaucoup plus tard, pour que je me rattrape, entre l'arrivée discrète des éditeurs indépendants dans les librairies où je traîne, puis encore plus tard, via ma première expérience à taffer en librairie où je vais faire de mon mieux pour réprimer le déçu en moi.
Puisque j'ai tout sous la main, je vais lire des montagnes de trucs, je vais rattraper le temps perdu.
Bordel, j'en ai lu, des trucs chiants. Mais j'ai aussi relu "L'enfant penchée", qui m'a accompagné bien après avoir refermé le bouquin.
 
Bref.
Au collège, où j'ai passé une simili-scolarité pour le moins très particulière, j'avais une chouette professeure de français qui détestait la bande dessinée (ben tiens). Elle m'aimait bien malgré tout ; je filoutais gentiment, persuadé qu'elle ne captait aucun de mes stratagèmes de tricheur et de menteur pour gratter un point ou deux de temps en temps (évidemment que si, mais bon).
Au retour d'un de ses week-ends parisiens, elle m'a fait un speech dont je me souviens encore : "ah Julien, tu me dis que tu ne trouves pas ton bonheur à la bibliothèque du Comité d'entreprise Solvay, mais ce qu'il te faudrait, c'est aller à la capitale, au Centre Pompidou par exemple, tu sais, tu y découvrirais d'autres choses que tes types en collants moulants, ça te ferait pas de mal. Parce que bon, tu sais, tes Strange, là, c'est pas ça qui va te faire bouffer plus tard, tu le sais ?". Quelque chose comme ça, probablement mieux formulé, mais avec ces réfs là.
Ces réfs qui ne me parlent pas réellement.
La culture étant à mille lieues des préoccupations du foyer où je grandissais (ça arrive), et la perspective de jouir d'une virée au Centre Pompidou encore plus lointaine, j'ai continué à lire mes bandes dessinées, pardi. Le futur qu'elle évoquait ne tarderait pas à croiser ma morne existence, en commençant par me précipiter dans le monde du travail sans même passer par la case lycée. Pas l'temps pour les regrets, comme le disait un grand philosophe.
 
Cette année, j'ai cinquante balais. 🤯 
Je partage aujourd'hui cette petite vidéo publiée ces jours-ci sur le site de la BPI du Centre Pompidou, où je fais de mon mieux pour présenter un travail mené là-bas conjointement avec Benoît Peeters, le fameux scénariste des non-moins fameuses Cités Obscures, et toute une équipe qui a taffé longuement pour un résultat dont, personnellement, je suis plutôt très content.
Il s'agit d'une exposition consacrée à un auteur nord-américain avec lequel je vous ai assez bassiné ces derniers mois, alors j'hésite à en remettre une couche pour vous préciser qu'il vous reste deux mois pour (re-)découvrir le travail du génial Chris Ware. On verra si Chris apprécie l'expo s'il arrive à la découvrir entre deux vagues covidiennes à la con ; on en reparlera.
 
La vie est ainsi faite : si rien n'est jamais figé, si rien n'est jamais acquis, il y a des petits moments de surprise qui surgissent parfois. Ils sont fugaces, et la vie m'a appris à les apprécier pleinement, plutôt deux fois qu'une. Subitement, on réalise où l'on est, ce qu'on est en train de faire, les personnes avec qui on le fait, et la résonance avec les souvenirs donne un goût particulier à l'exercice.
Outre le fait que j'aime pas trop fanfaronner devant une caméra, blablater avec un type à l'élocution aussi fluide et brillante, ça n'aide pas. Ça doit se voir, et j'en suis désolé, mais en vrai je m'en fiche un peu, parce qu'en voyant ça je pense à ma professeure, et ça me fait bien marrer. Je pense aussi au Juju de 12 balais, et j'ai envie de lui dire "nan mais arrête, tu verras, on va prendre des détours mais on va faire des trucs quand même".
 
Si votre môme n'a pas eu son brevet, s'il à foiré son bac, si l'orientation qu'on lui conseille lui semble à côté de la plaque, s'il semble surtout rapide pour se réfugier dans des trucs réconfortants qui vous semblent nuls, c'est pas forcément grave.
Si sa vie ne lui plaît pas pour l'instant, ça veut pas dire que tout est foutu pour autant.
On ne le dit pas assez aux mômes. C'est con.
 
Merci & ❤️ : Benoit Peeters, Sonia Déchamps, la Bpi - Bibliothèque publique d'information, et puis tous les copains et copines venues au vernissage : Jean-Christophe Menu, Laura Park, Chris Mayor, Laulau Robbe, Luc Gyrou, et puis tous les copains et copines "de la bd", une sacrée clique. ❤️



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