21 décembre 2018

Livres de 2018


Hercule (c'est le chat) me demandait quel livre de bande dessinée récent bouquiner ce soir, parce qu'il pleut, que la nuit va être la plus longue de l'année. Ou quel livre offrir, parce que gnia gnia gnia Noël, tout ça.
Cette année j'ai pas lu beaucoup de mangas ; j'ai lu beaucoup de fanzines d'un peu partout ; mais j'ai lu des bandes desssinées que j'ai vachement aimé, hein, quand même :

• "Où.", de Sébastien Lumineau (éditions L'Association).
C'est l'un des types les plus talentueux croisés dans la bande dessinée francophone depuis des décennies maintenant, et on peine à trouver des livres qui témoigneraient assez de son immense talent pour fédérer les lecteurs. Et ça ne va pas changer : "où." est un livre aussi aride que généreux, mais le fait qu'il s'agisse d'une expérience de désorientation complète, livrée sans aucune boussole, avec un prix affiché quasi-prohibitif qui plus est, n'arrangera rien. Pour autant, il s'agit là d'une des plus belles sommes de travail réunies par l'auteur, et cela manquait dans nos bibliothèques. Certaines pages avaient déjà été croisées dans l'un ou l'autre des nombreux zines autoproduits par le rennais, et on en redemandait. Mais les voir collectées de la sorte, composant du coup une magistrale tentative de rendre compte de que peut la bande dessinée, c'est une sacrée claque. Certaines double-pages sont belles à tomber par terre, le dessin de Lumineau crie la facilité et l'aisance (le travail aussi, certainement), et on se prend à rêver d'entrer dans des librairies où aucun libraire ne pourrait nous "raconter de quoi ça parle", si c'est pour en sortir plus souvent avec de tels livres dans les pattes.

• "Ted, drôle de coco", d'Émilie Gleason (Les éditions Atrabile).
Le bouquin de l'année : Gleason dépoussière la bande dessinée à elle toute seule, en partageant avec ses lectrices et lecteurs le quotidien d'un autiste. Voilà, c'est horriblement réducteur de réduire ce livre à ce pitch, car le dessin, complètement fou et caractéristique d'une récente approche graphique générale aux antipodes de la ligne lisible et facile d'antan, impose au lecteur une cadence, une sollicitation, un appétit, en lui envoyant dans la tronche une densité de signes par page qui trouble les sens, qui désoriente un peu ; et pour le coup, la boucle est sacrément bien bouclée en ce qui concerne cette fameuse équation dépassée lorsque l'on parle de bande dessinée : "le fond et la forme". Sans en avoir l'air, sans en faire des caisses, la lecture est troublée par cet environnement compliqué à suivre, comme la vie peut l'être pour une personne atteinte du syndrome d'Asperger, on l'imagine aisément en tout cas en refermant le bouquin (avec les yeux qui brillent). C'est brillant, et ça ventile le flot des horribles témoignages au kilomètre qui noient l'offre en bande dessinée et dont personne n'a rien à fiche si ce n'est leurs auteurs, et encore.

• "Tongues #2", d'Anders Nilsen (auto-édition, en langue anglaise).
Les multiples livres d'Anders Nilsen construisent petit à petit un ensemble fort cohérent dont les deux traits principalement observés pouvant être résumés à : l'existentialisme, vu par le prisme de la philosophie et de la poésie ; et ce qui apparaît comme étant un corollaire de bon aloi, à savoir un énorme intérêt pour la chose mythologie. Voilà pour le fond. Pour la forme, Nilsen a longtemps cherché à ouvrir le champ de son expression plastique, en tâtant de l'installation, du volume, du langage graphique pur et pas forcément narratif (et encore moins "lisible" au sens "d'intelligible"), quand bien même son intérêt pour "ce qui peut être raconté" semble évident au travers de son œuvre.
Et alors qu'on ne l'attendait pas vraiment à l'aise sur ce genre de défis, voilà une série d'auto-éditions qui revisitent tous ces sujets, en reconstruisant (une énième fois) tout un vocabulaire plastique : la composition de pages chahute le lecteur ; sa pelote de fils narratifs est touffue, dense, multiple ; son dessin (en couleurs, pour la première fois depuis longtemps) semble à la fois renouvelé et complètement andersnilsenien, pour autant. Je ne me souviens plus de quand était la dernière fois que j'étais accro à une série en bande dessinée, ça remontre je crois. Mais voilà, il y a un nouveau feuilleton qui emprunte autant à Moebius qu'à Heidegger, et qui est formidable. Vivement la suite.
ps : en attendant la fin de la publication de cette longue série, prévue pour dans quelques années, les francophones peuvent se ruer sur l'un de ses meilleurs livres -le meilleur ?- à ce jour, "La Colère de Poséidon", également publiée, décidément, chez Atrabile.

• "L'homme sans talent", de Yoshiharu Tsuge (Les éditions Atrabile, encore).
L'un des plus beaux livres en provenance du Japon, qui fût jadis édité (trop tôt ?) en France, était épuisé depuis longtemps. Les suisses d'Atrabile réparent cette erreur en proposant une splendide édition de ce qui reste comme l'une des bandes dessinées les plus marquantes que j'ai lu de ma vie. L'impossibilité à trouver sa place dans une société hostile, l'abandon volontaire des directions à suivre, tout ça forme un petit guide du désabusé existentiel qui lorgne vers une poésie rare, avec une terrible lucidité. Lors de sa première parution en français, le club de celles et ceux qui s'étaient pris une incroyable gifle de lecture était vaste, mais probablement pas assez, à un moment où le "manga d'auteur" (oui bon...) n'avait pas encore véritablement creusé sa place auprès du lectorat d'alors. C'est un joli pari côté Atrabile de s'atteler à rendre à nouveau ce livre disponible, car on serait tentés de penser que la kyrielle de types de livres suscitant un quelconque intérêt pour les lecteurs et lectrices d'aujourd'hui proposerait un terrain favorable à la nouvelle vie de ce magnifique classique.
Ce véritable chef-d'œuvre, dans sa prochaine incarnation, n'aura plus qu'à trouver un lettrage manuel (ou moins "figé") adéquat pour devenir l'une des plus belles bandes dessinées les plus belles jamais parues. Largement incontournable, malgré cette minuscule réserve (valable pour la majeure partie des traductions ; et pas seulement, malheureusement).

• "Moi ce que j'aime c'est les monstres", d'Emil Ferris (éditions Monsieur Toussaint Louverture)
La couverture médiatique de la parution de ce livre en français était déraisonnable au possible, car elle a eu tendance à essayer de faire croire que ce livre était LE bouquin à lire cette année en terme de bande dessinée audacieuse. Le storytelling apporté à cette parution a agacé les habitués du milieu de l'édition, qui aiment bien ronchonner parce que tout de même, déployer autant d'énergie pour ce livre, bla bla bla ; mais il aura également su intriguer le lecteur lambda, qui n'aura pas manqué de constater que tous ses prescripteurs habituels semblaient d'être donnés le mot : Emil Ferris, géniale, "Moi ce que j'aime...", chef-d'œuvre.
Eh bien : c'est assurément un formidable, formidable bouquin, indubitablement. A lire, absolument. La claque de l'année ? Peut-être pas autant de vigueur dans l'enthousiasme en ce qui me concerne, l'année ayant été riche en belles sorties, par ailleurs. Mais c'est indubitablement un bouquin à mettre dans pas mal de mains, pour de vraies bonnes raisons, et pas seulement parce que tout le monde en parle, je trouve. Mais on va patiemment attendre la suite de ce cycle passionnant qu'Emil Ferris n'a fait que débuter, et on espère que la très chouette maison d'édition continuera de nous abreuver d'excellents ouvrages, bandes dessinées ou pas, comme elle a brillamment su le faire jusqu'alors.

Sinon pour Noël si j'étais à votre place j'offrirais ces livres là, aussi, qui sont bigrement chouettes. Moi je fête pas Noël donc je vais pas les offrir, et il faut bien que d'autres les raquent, hein.
"L'Art ?", d'Eleanor Davis (éditions Atrabile, pfff c'est lassant à la fin...).
"Le vol nocturne", de Delphine Panique (Éditions Cornélius)
"Stroppy", de Marc Bell (Éditions Cornélius).
"Pappa in Afrika", d'Anton Kannemeyer (éditions La Cinquième Couche).
"How to stay afloat, Surnager au quotidien", de Tara Booth (éditions Arbitraire).
"Xibalba", de Simon Roussin (éditions 2024).
"Kimi le vieux chien", de Nylso (Misma Editions).
"La Terre de glace" de Yūichi Yokoyama (Éditions Matière).
"The artist 2", d' Anna Haifisch (Misma Editions).
"Sous la maison", de Jesse Jacobs (éditions Tanibis).
"Sabrina", de Nick Drnaso (Presque Lune Éditions).
"Anthologie des Narrations Décrispées, Parzan et autres saveurs", de Jean-Michel Bertoyas (éditions Arbitraire).
"Crazy Quilt - Scraps and Panels on the Way to Gasoline Alley, Comics from 1909–1919", de Frank King (Sunday Press Books, en anglais).
"La rumeur salit la rue", d'Ibn Al Rabin (auto-édition, 2011-2018).
"Pittsburgh", de Frank Santoro (Éditions çà et là).
"Bloody Mary", de Jean Teulé et Jean Vautrin (Éditions FLBLB).
J'ai pas non plus beaucoup de trucs estampillés jeunesse mais j'ai vachement aimé "Super cool", de Tanja Esch (Biscoto éditions) ; "Stig et Tilde #2", de Max de Radiguès (Éditions Sarbacane) ; "Les cavaliers de l’apocadispe", de Libon (éditions Dupuis).

ps : je pourrais ajouter "Dévasté" de Julia Gfrörer et "Lettres d’amours infinies" de Thomas Gosselin et le 3ème "Décris-Ravage" de Alex Baladi et Adeline Rosenstein mais après on va penser que Les éditions Atrabile me filent du pognon pour chanter leurs louanges alors que juste, ils font la plus belle année éditoriale de leur histoire et c'est pas ma faute.

Voilà le chat, bonnes lectures.

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