22 avril 2016

The Kid.

1987. J’ai 15 ans, je suis à l’internat dans un lycée professionnel jurassien, à perdre mon temps et à me tromper (déjà) de chemin. De quatre ou cinq ans mon aîné, un type de dernière année -qui était un peu le seul mec à écouter autre chose que la soupe qu’on nous servait déjà- avait scotché un poster de Prince dans son placard.

C'était pas du tout cette photo mais c'est pas grave.

La majorité des élèves de ce lycée professionnel le traitait évidemment de tous les noms : il était assez androgyne et avait un poster de Prince à moitié à poil dans sa chambre (rétrospectivement, je me demande si c’était pas la photo d’intérieur de pochette de "Controversy", uh uh), il n’en fallait évidemment pas plus pour se faire traiter de grosse pédale, hein. En cachette j’admirais sa singularité : il donnait l’impression de se foutre de tout, grave.
Un soir, un autre type est arrivé, lui a collé une baffe et a arraché le poster. Le jeune type cool, ce soir là, à chialé dans les chiottes ; il n’y avait que là qu’on était tranquille, j’y passais des plombes avec mon Strange, je l’ai entendu très distinctement, je m’en souviens bien.


Trois ans plus tard. Je suis de retour pour une année intermédiaire dans mon bled d'origine (une de ces nombreuses années où j’ai purement et simplement gaspillé et gâché mon temps mais bon : ainsi va la vie, les aminches), marquée alors par un échec sentimental retentissant. Le cœur brisé, je chiale à mon tour en cachette en écoutant une chanteuse irlandaise au crâne chauve asséner l'un des tubes de l'année, inlassablement, parce que bon, la vie c’est dur, tout ça. Oui, je sais, je sais…

L'une des plus belles pochettes du monde, non ?

Encore quelque temps plus tard, je me retrouve au milieu des états-unis, encore une sombre histoire d'amour à la con, on est en 1994.
J’ai 22 ans mais je suis largué comme jamais, à tenter des choses ici ou là. Entre temps j’ai découvert Prince, et j’aime énormément "Sign "O" The Times" ou "1999", entre autres, et je me dis que puisque je suis à Minneapolis (oui, "déjà", c’est bizarre la vie hein ?) autant aller visiter Paisley Park, les fameux studios du bonhomme. Je demande des tuyaux à un disquaire qui m’indique qu’on peut y aller assez facilement en bus, alors j’ignore comment mais me voilà en route pour Paisley Park, pas tout à fait à Minneapolis même contrairement à ce que j'avais cru comprendre.

L'étoile de Prince sur l'un des murs de First Avenue, le club mythique de Minneapolis.

Je m’imagine déjà me retrouver face à Prince, et à lui expliquer que je viens de France, que je suis bien content, que ça doit pas arriver souvent : je suis en dessous de la vérité, des fans venant des quatre coins du monde qui se déplacent même principalement pour ça, il y en a tous les jours ici, visiblement. Et évidemment, finalement je ne verrais rien ou si peu : le truc était fermé, pas de visites ces jours-ci, il faisait un temps de merde, c’était la grosse loose. Dans le même cas que moi, un couple de français, désemparé. Elle se met à chialer, consolé par d'autres visiteurs éphémères déçus, ah la vache, ces fans...
A mon retour en France quelques mois plus tard, j’ai raconté en détail mes virées dans des soirées hip hop trop cools à NYC, mais je ne me suis pas étendu sur ces plans foireux dont je faisais une belle collection à l’époque. C'était bien Paisley Park ? Ben disons que je ne me souviens vaguement que d'une parisienne qui chialait, et qu'il flottait.

2016. Depuis, le temps est passé, j’ai bien accroché sur le parcours et les productions de ce type. J’ai pas mal décroché de ses productions les plus récentes mais je les écoutais toujours autant que possible, au cas où son génie irradierait à nouveau comme il l’avait fait jadis. Je réécoute ses classiques de temps en temps, ses nombreux unreleased aussi, je me dis la même chose que tout le monde aujourd'hui, qu’il était jeune, qu’il était tellement classe, qu’il a marqué un truc, lui aussi, et pas des moindres.


Hier soir, mes homies Jéjé et Raph ont assuré du côté de notre émission de radio, qui était consacrée à l’afrofuturisme, et que j’écoutais en live en streaming. Alors que défilait leur (chouette !) sélection, je me suis demandé ce que j’allais passer pour la seconde partie de cette émission thématique, prévue pour bientôt. J’épluchais les étagères à la maison et au hasard, en saisissant je ne sais quel skeud de Prince, je me suis dit qu’il y avait là tout l’inverse de ce que je projetais personnellement dans le courant que je devais creuser pour la session à venir.
J’ai curieusement cessé de chercher des trucs représentatifs de l’afrofuturisme, et j’ai fini par n'écouter que des trucs funky cradingues et élastiques, des vieux et des récents, dont le point commun était de faire remuer son cul sans attendre, oubliant au passage tous ses principes, un truc super bitchy mais qui marche à tous les coups.


Prince, c’est pour moi -comme pour des tonnes de gens- la musique du langage du corps, ou plus précisément de l’instinct, corporel ou pas. C’est évidemment super réducteur mais dans tout ce que j’ai pu écouter du bonhomme, j’ai toujours perçu un truc aux antipodes de compositions super-cérébrales (même si certains arrangements étaient de jolis casse-têtes, et ont d'ailleurs largement contribué à aiguiser ma curiosité pour la qualité de la production, quasiment à l'époque où justement, je me prenais le hip hop en pleine tête), mais davantage lorgnant dans le rapport à soi-même, avant de s'inclure dans quelque chose de plus large. Ça groove de partout (je n'ai pas dit "funky", ça serait réducteur : comme si Prince laissait enfermer sa musique à un truc "funky" ou je ne sais quoi), c'est très humain, porté par une mécanique organique qui pue le cul parfois, bref c’est super naturel. Que le mec, en plus de tout çà, en fasse huit tonnes, moi j’adorais ça. Il y a un truc qui tient du showtime décomplexé à mort chez Prince, complètement désinhibé, la quintessence d’une musique érotique, corporelle à donf et qui étrangement convenait avec la même intensité que l'on soit sûr de son identité sexuelle ou pas, ce qui à l'époque était assez bizarre à observer (surtout lorsque l'on est ado...).
Bouger son cul sur de la musique : ça n'est pas le genre de rapport que j'affectionne tant que ça aujourd'hui : passer des disques dansants, c'est sympa. Les écouter hors de ce contexte de défoulage du corps ? Ça n'est pas mon habitude. Mais les disques de Prince, eux, sont toujours là tapis dans un coin. Ils m'ont fait danser tout seul dans mon foyer des jeunes travailleurs, où je m'attendais un peu à ce qu'un gros connard ne surgisse en essayant de me ficher une claque et d'arracher mes cassettes, mes cd, à leur lecteur.
Les disques étaient là, ils le sont toujours. Attendant qu'on les dégaine pour remuer son corps, les corps, dans des pirouettes érotiques au milieu du dancefloor mais tout aussi efficaces pour titiller ses/les cicatrices héritées d'autre(s) vie(s), celle(s) où on l'on faisait l'apprentissage de l'existence pendant que lui enchaînait les disques inoubliables, marquants, sorte de proto-synthèse signé par un affranchi revenu de tout, ne niant jamais ses influences mais allant toujours un peu plus loin.
Ce type a provoqué chez plein de personnes, dont la mienne, un éveil fascinant des sens et du questionnement intime qui a clairement débouché sur celui que je suis aujourd'hui, pas moins. Qu'il porte des slips moulants et exhibe sa sensualité en permanence, que l'on confonde sa voix avec celle d'une femme, tout ça attirait l'attention, certes, et je l'en remercie : sans ça, je serais peut-être passé à côté, who knows.

"Nation Too Sad To Fuck Even Though It’s What Prince Would Have Wanted", proclamait l'excellent site parodique The Onion hier, peu après l'annonce de la mort du Kid, redonnant le sourire à des tonnes de gens un peu (ou très) tristes d'avoir vu partir Prince si jeune.
C'est juste : entre l’ultra classique que je pourrais écouter huit milliards de fois "Purple Rain" (check this version !) ou des trucs plus fm issus d'autres périodes comme par exemple "Money Don't Matter 2 Night", ce soir, je dois bien avouer que ce ne sont que des titres essentiellement dans l’émotion, et pas du tout dans le remuage de fesses qui me touchent encore plus ce soir. Des gros tubes comme des trucs de face B oubliées, des succès persos ou l'une des nombreuses pépites qu'il avait pondu pour Apollonia 6 ou Sheila E, s'il fallait rester dans les évocations d'une funk-pop super sensuelle (celle-là même qui m'a complètement retourné étant môme, pardi). Des choses fédératrices comme des morceaux qui à l'écoute donnent souvent l'impression qu'on est loin des 80's aujourd'hui ; alors qu'on en a jamais été si près.
Des trucs à tirer des larmes.
Eh bien : au moins c’est cohérent avec mon rapport à Prince, finalement. Et là, j’écoute mes tracks favoris : "I wonder U", "Pop life", "7", "Starfish and coffee" ou "The ladder", mais même en allant écouter "Raspberry beret" très fort, je vais finir par pleurnicher aussi, ce qui serait une belle manière de boucler une boucle de larmes autour de mon rapport à Prince.

Ci-dessous, une publication sur facebook d'un copain de Minneapolis (thanks Jack), qui observe une pluie fine tomber sur la ville du Kid.


Godspeed, Prince.
Heureusement pour nous, il y a une tonne de trucs à redécouvrir, et puis probablement autant dans les profondeurs de The Vault, cet endroit dont tous tes fans fantasment quant au contenu exact...

HOP HOP HOP ! MISE A JOUR DU SAMEDI 23 AVRIL :
- 1 mix, celui de mon homie Alex Terror, qui est allé fouiner dans ses bacs pour en extirper une très belle collection de tracks : "une petite excursion dans le back catalogue de Roger Nelson. des remix, des versions longues, des faces B. et un tube indépassable, le 'What's Going On' anxiogène de la génération 80's, "Sign O' The Times". Vous allez nous manquez, mon prince..."
- 1 blabla, celui de mon autre homie Dom, qui lui est allé creuser dans les souvenirs et les expériences pour pondre un ressenti fragmentaire qui ne laisse pas de doute quant à l'importance du Kid dans la vie de beaucoup, décidément.

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