10 mars 2012

Donc, Moebius pouvait mourir.

Je sais plus si c'était en 98 ou en 99.
Je bossais alors pour un petit label parisien et je devais m'occuper de trouver un imprimeur susceptible de réaliser une pochette de disque vinyl, sur un carton épais, digne de ce nom, et imprimé et façonné de super qualité, pour le premier album d'un chic type qui fait carrière depuis. Les visuels étaient prêts : j'avais des fichier X-Press stockés sur un zip Iomega, ouais c'était il y a longtemps, hein, une éternité.

J'avais écumé quelques imprimeries du nord de Paname (j'étais parisien depuis peu, je connaissais pas trop le terrain), et j'avais fini par bien accrocher au téléphone avec un type assez sympa qui me proposait de passer voir leur imprimerie, quelque part dans le 18ème si je me souviens bien (j'ai une mémoire de grosse merde).
Un matin, je débarque, une secrétaire m'oriente vers un vieux bonhomme visiblement content de se lancer dans la confection d'une pochette de vieux disque.
Il me montre leur plutôt chouette boulot, on papote un peu, et le type était encore plus content quand je lui racontais mon parcours à la con, et mon apprentissage de photocompositeur dix ans auparavant ("ah ah ah non mais quelle idée, un métier qui se mourrait ?!", ce genre de choses que j'ai entendu dix mille fois). Du coup il me propose de me montrer quelques vieux "restants" des leurs vieilles productions, et me reçoit dans son petit bureau, au dessus de probables Heidelberg qui tournaient péniblement (bon, là peut-être que je fantasme un peu, je me souviens d'un parc machines conséquent, mais pas dans le détail).

Et là, au mur, paf, une belle reproduction d'un grand format de Jimi Hendrix fait par monsieur Moebius.
Parce que n'importe qui possédant une paire d'yeux peut reconnaître le dessin du maître d'un coup d'un seul, je laisse passer un "waouh, génial le Mœbius, je connaissais pas ce boulot là !", et là les yeux du type se mettent à pétiller : il adore Gir, il se connaissent très bien, et ils viennent de boucler tout un port-folio de formats semblables consacrés à la rencontre sur le papier entre Mœbius et Hendrix ; il y avait bien eu une pochette de disque que Mœbius avait dessiné peu après la mort d'Hendrix, si je me souviens bien, mais là il s'agissait d'autre chose, d'une production Stardom (la boîte de Gir), un petit tirage précieux et probablement assez reuch, j'imagine.
Etant plutôt très amateur du premier et n'ayant rien contre le second, je m'autorise à baver devant, et à répondre avec enthousiasme à l'imprimeur, visiblement ravi d'avoir un client potentiel aussi réceptif.



"Vous savez ce qu'on va faire, c'est qu'on va descendre et que je vais voir ce que je peux vous filer", me fait le type. Cinq minutes plus tard, je me retrouve avec 7 ou 8 de ces magnifiques repros, je suis à la fois gêné et tout content, et je me dis que mes pochettes de disques, je les ferais ici, le type roule délicatement tout ça et colle ça dans un tube, et je vois bien qu'il sourit, heureux de me rendre heureux.
"Ah mais vous savez, aussi, ce qu'on va faire ?
- nan, on va faire quoi, dites-moi ?
- vous allez pas venir me poser vos fichiers jeudi prochain, en fait. Vous allez venir demain matin.
- ah bon mais pourquoi ?
- parce que Jean doit passer, je vous le présenterais.
- QUOI ?! Euh, mais je... C'est... Je... Ok ok ! Oui oui, avec plaisir, d'accord, ok, oui, quelle heure ? Oh là là mais c'est génial ça !
- passez en fin de matinée".

Je rentre au bureau, un brin excité, et la journée se passe.
Le lendemain matin, je pense que j'arrive devant l'imprimerie vers 9h, excité comme une puce. Je fais mine de tourner un peu dans la rue, je fais les cent pas en essayant de me calmer. Quelque temps plus tard, j'entre dans l'imprimerie, je vois la porte du bureau fermée, je ressens la moiteur dans mes mains.
Encore un peu plus tard, je suis de l'autre côté du parc machines, je sais pas ce que j'y branle mais je suis à l'opposé du bureau, la porte s'ouvre, le patron et Gir/Mœbius en sortent, le temps que je réalise, que j'entreprenne de traverser l'atelier, il a passé la porte, il est parti, c'est fini... J'arrive, le patron me voit et me dit "ah ben zut, je vous avais pas vu, pourquoi vous êtes pas venu !?
- ben je euh je voulais pas vous déranger...
- mais vous êtes con ! Fallait venir !"

Ce matin-là, quelque part dans le 18ème, j'ai eu ce sentiment que je connais bien, et que je déteste : celui de passer à côté de quelque chose. Même si Giraud a passé sa vie à saluer poliment des gens qui se décomposaient devant lui, et qu'il n'y avait rien d'exceptionnel à ça, je suppose.
Mais pour le petit provincial maigrichon grand lecteur de bande dessinée que j'étais, tomber par hasard sur une aussi belle rencontre, c'était simplement chouette. Mœbius : mon parcours de lecteur (plutôt de saloperies ricaines) m'avait fait rater plein de choses, j'avais "plongé" dans son univers seulement après avoir lu son Silver Surfer (le scénar de Stan Lee, pourtant assez raté, rétrospectivement), qui était d'abord paru en je ne sais plus quelle année dans le magazine "à Suivre", en petit fascicule, si je me souviens bien.
Mais je digresse : si je me mets à parler de bouquins, on a pas fini.

Quelques semaines plus tard, je quittais Paname avec hâte et super-précipitation, usé par mon expérience professionnelle dans le dit-label, et par le tumulte de la grosse ville, aussi, entre autres bonnes raisons.

Je n'écoute plus trop le disque en question, qui m'évoque systématiquement avant toute autre chose cette fameuse non-rencontre, et j'ai donné quelques uns des dessins imprimés à mon très bon ami Dominique, pour qui Mœbius est très, très important : mais ils ne sont pas très loin, Dom habite juste en face de chez moi, et peut-être qu'en me penchant un peu par la fenêtre du salon, je pourrais apercevoir le visage de Hendrix perdu dans les nuages de couleurs mœbiusiens, quelque part sur l'un des murs de son appart.

Et de là où il est, Mœbius doit se dire que ça valait bien la peine d'accomplir tout ce qu'il a accompli pour se taper des hommages aussi foireux que le mien, en cette bien triste journée.

note : toutes les images de ce port-folio, dont je connais même plus le nom de l'imprimeur et c'est une honte, sont visibles sur ce blog.

1 commentaire:

vince a dit…
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