12 décembre 2015

"I Live Here Now"


Ok.
Attention, le blabla qui suit est un gros spoiler à lui tout seul. Il faut donc éviter de le lire si on compte s'envoyer la première, la deuxième, ou les deux saisons de la série The Leftovers, dont le dernier épisode de la seconde saison a été diffusé il y a peu.
Merci de votre attention.


L'étrange impression d'avoir plongé une nouvelle fois dans un condensé de traités d'existentialisme, un peu comme une livraison massive du Thinker’s Digest, voilà l'état dans lequel je me trouve lorsque j'écris ces mots. Le dernier épisode de la deuxième saison s'est achevé sur une série de chocs, souvent magnifiques, et une fois encore, il va falloir du temps pour assimiler la chose. C'est le pari réussi de cette nouvelle manière de travailler la matière fictionnelle que proposent les concepteurs de séries aujourd'hui. Et c'est plutôt la grosse classe, même si ça m'éloigne de plus en plus des salles de ciné, mais je ne vais pas digresser alors que je commence tout juste à coucher mes premiers ressentiments à l'égard de cette seconde saison qui s'achève.

J’avais eu l’impression que le deuil, la notion de foi (en son sens le plus large) et l’absence étaient au centre de la première saison. Et avec ces notions, leur cortège de réactions : la douleur, la stupéfaction, la tristesse, la décompensation ; et leurs suites, héritages immédiats ou plus persistants : la solitude, malgré les sept milliards de voisins ici ou là, malgré ce que l’on nous apprend sur l’importance de la famille, des amis. Le sentiment d'une solitude que rien ne pourra jamais effacer : et paf, on retombe sur le live together, die alone quintessentiel de Lost qui décidément aura plus que marqué l'époque et les esprits. Damon Lindelof a encore prouvé son talent, sa détermination à aller jusqu'au bout de sa façon d'apporter quelque chose de différent à ce type d'incarnations de cette matière fictionnelle bouillonnante, et nous ne sommes pas épargnés.
Très vite, très tôt, à l’instar du ressenti durant la première saison, on pouvait imaginer qu’après Lost, Lindelof pouvait avoir envie/besoin d’autre chose, et c’est délicieux de le voir s’emparer à nouveau de sujets qui lui avaient pourtant fait mettre un genou à terre, lorsque de (très) nombreux fans en colère l’avaient fait renoncer à une présence sur les réseaux sociaux après le dernier épisode de Lost. C’est jubilatoire de le voir aligner les points qu’il semble vouloir reprendre, on pourrait établir une liste de point communs avec Lost que l'on pourrait biffer à chaque nouvel épisode, c’est assez intense et je mentirais si je disais que je ne m’y retrouve pas, et pas qu’un peu.

Car il ne s’agit pas de redite, loin de là : Lost et The Leftovers ne racontent pas la même chose, si ce n’est qu’il y a, à la fin de cette seconde saison, comme un arrière goût de ce vivre ensemble, mourir seul, canvas désormais bien inscrit pour celles et ceux qui se sont retrouvés dans Lost.
Pas seulement, hein : un goût parmi tant d’autres, on dira.
Mais : on pense à la famille Murphy apparue en même temps que cette nouvelle saison, dont les liens de façade se disloquent de plus en plus rapidement, jusqu’à l’épisode final, alors que dans le même temps et jusqu’à la toute dernière, ultime scène, c’est la famille Garvey qui quant à elle semble se recomposer, le temps d’un magnifique tableau faisant le lien (et quel putain de lien !) avec l’incroyable scène d’ouverture du première épisode où le foyer ancestral était fatal pour "la famille" (le clan ?) de la jeune mère/femme des cavernes. Les deux scènes ouvrent et ferment la saison et c’est d’une beauté à chialer, tout simplement, et d'ailleurs il n'y a rien d'autre à faire alors autant y aller franchement et se laisser porter par cette magnifique vraie-fausse conclusion. Et les séquences d'ouverture/fermeture de briller par la beauté symétrique qui les encadre : une grotte/ un clan uni > la survie d'un membre (et de son enfant) > la mort de ce membre ; qui devient en fin de saison : la mort d'un membre (Kevin) > sa survie/son retour du royaume des morts/du purgatoire > un clan uni/la maison dans l'obscurité. Beau à chialer, et pourtant d'une évidence narrative...

Dans l’intervalle : quelques milliers d’années, et plus proche de nous, Christine (l'une des jeunes femmes victimes de Wayne) qui fuit la vie et dont l’enfant abandonné finit dans les bras d’une mère de substitution (Nora), de la même façon que la jeune femme des cavernes meurt mais dont l’enfant est récupéré par une autre jeune femme. Nora est à la fois la jeune mère des cavernes qui perd sa famille, son clan, et celle qui trouve l’enfant, elle est tout cela à la fois (et c'est un personnage magnifique, somptueusement incarné par Carrie Coon). Au fil des épisodes, tout cela articule une question : à partir de combien est-on une famille ? C’est la question qui semble planer au dessus de sa tête, juste à côté de son chagrin trop gros pour être enfoui de manière significative, durant les deux saisons que l’on passe avec elle.
Sur un plan plus formel, il y a évidemment un drôle d’écho aux side/flash-forwards/sideforwards de Lost avec les troubles de Kevin, ses visions, les voix qu'il entend et ses allers-retours sur différents plans de réalités (on pourrait évoquer son propre père et les dialogues qu'il est le premier à avoir avec l’invisible).
Et sur un plan qui l’est moins, difficile de ne pas penser -une nouvelle fois ; et à tort ou à raison, une nouvelle fois aussi- au purgatoire : le parcours de Kevin (halluciné, hallucinant dans sa/ses virée(s) à l’hôtel) renvoie à cette impression, qui était déjà persistante dans Lost quand bien même cette piste s’avérait à l’arrivée complètement fausse. Pour The Leftovers, on ne voit guère ce que cela pourrait être d’autre, pour le coup.

Il y a également plusieurs points précis concernant l’impossibilité de vivre ensemble au sein même de sa structure familiale matricielle qui renvoient aisément au modèle Lost (qui piétine allègrement les valeurs d’amour filial, du début à la fin) : l’un des plus notables étant pour moi la relation systématiquement conflictuelle que les personnages principaux de chacune des séries ont avec leurs pères. Dans Lost, Jack vit dans l’ombre de son père, dont il a emprunté la voie professionnelle, clopin-clopant : idem pour Kevin, qui peine à trouver la sérénité en reprenant le rôle de chef de la police jadis occupé par son père. Bien sûr, les liens sont différents, mais au fond, il y a une chose qui règne : l'incompréhension de l'autre, l'impossibilité pour un fils d'être relié à celui qui l'a engendré, et vice-versa. La filiation, ce sac de merde, est au centre des préoccupations de The leftovers : le deuil y est forcément relié, il y sera un jour ou l'autre, dans tous les cas. On passe sa vie à enterrer les autres, jusqu'à ce qu'ils nous enterrent. Les mômes des familles Garvey ou Murphy ne font rien d'autre, et on est chaloupés au rythme de ces secousses personnelles qui sont les leurs.

D'autres choses en passant.
Difficile également de manquer les scènes intensément émouvantes où le personnage est seul avec son chien, dans les deux séries, à des moments clés, des moments-charnière. Le chien est loyal, fidèle, comme peu de personnages le sont finalement dans ces deux séries ; mais évidemment, et encore plus naturellement, il est aussi dans plusieurs mythologies fréquemment considéré comme psychopompe, si je ne dis pas trop de conneries. Le chien apparaît en cours de saison 1, lorsque Kevin amorce un processus de perte de soi, d'oubli de soi, de lent effacement de qui il est, processus qu'il terminera en saison 2 en réglant certains problèmes. Il est à la fois la présence rassurante et simple (pas de débats, pas de question : le lien le plus simple et pur qui soit) mais également le guide accompagnant le défunt en devenir.
Lorsque durant le dernier épisode de la saison 2, le chien abandonne (en courant en direction de l'autre côté du pont) un Kevin mal en point qui vient à peinde de le retrouver, on peut donc légitimement se poser la question : le pont qui le relie à Jarden n'est-il qu'un pont ? Jusqu'à quel point l'animal guide Kevin sur cette traversée symbolique ? Comme les oiseaux tournant dans le ciel dans le prologue préhistorique, qui peuvent tout à la fois signifier quelque chose de positif à la jeune mère (l'espoir ; un appel entendu et exaucé ; etc...) ou au contraire exprimer la fin (les rapaces qui tournent dans les courants ascendants ; ou pire, les vautours charognards attendant de fondre sur leurs proies) (vautours charognards auxquels on peut associer la meute de chiens errants dans Mapleton en saison 1).

On retrouve également l'oiseau comme motif de doute et de mort avec ceux qu'Erika enterre, on retrouve également un chien abandonné sur le chemin de Tom, le fils, à quelques minutes d'intervalle. Et l'inventaire reste ouvert : on peut le compléter avec l'apparition -à plusieurs reprises- du cerf en saison 1. Là encore, la bestiole ouvre une voie. Et on pourrait en finir avec ce bestiaire imaginaire avec les chèvres, telles qu'elles apparaissent comme objets sacrificiels, tendant ainsi la main vers les racines ancestrales telles que posées au tout début du premier épisode de cette deuxième saison.

Une évidence : on ne peut pas ne pas faire le lien entre Jarden/Miracle, endroit qui semble régi par des lois qui la distinguent du reste du monde, et l’île de Lost. Et repenser à l’île de Lost me fait songer à l’essai de Pacôme Thiellement à son sujet et à d’autres pistes communes que le barbu y avait développé : il y a aussi des boîtes dans The Leftovers, et si celle qui cache le revolver de Nora dans la première saison semble moins significative que celle dans laquelle Erika enterre des oiseaux dans la seconde, les deux font partie d’une série de signes qui donnent à croire que Lindelof deale finalement assez bien avec le bagage lostien tel que posé par J.J. Abrams à l’époque...

Là où la première saison m’évoquait une solide réflexion sur la foi, sur la croyance comme béquille existentielle, la seconde m’a davantage donné l’impression d’être éminemment critique, pour le meilleur et pour le pire.
Critique envers quoi ? Evidemment, difficile de ne pas voir également un écho à l’actualité de ce monde, mais jusqu’à quel point était-ce dirigé ? Parfois, on frise le prosélytisme, la morale calviniste n’est jamais très loin et paradoxalement on trompe, on blesse, on manipule, on ment, on lapide même dans The Leftovers (séquence horrible -et à mes yeux bien trop longue et dure- dans la première saison ; seconde séquence, cette fois hors champ en fin de saison 2).
Satanée bipolarité ricaine.
Un rapide survol, avec à peine de recul, pourrait nous faire considérer la saison 1 comme axée sur les notions de foi, de mort, d'après la mort, de deuil. La saison 2, elle, semble prendre le temps de tourner autour de l'acceptation, de l'héritage, des valeurs amour/famille/filiation/survie, le tout entre deux salves de rappel des questionnements hérités de la saison 1. L'amour (familial, filial, suprême) relie chacun des personnages, qu'il soit pur, contrarié, refoulé. L'on pourrait légitimement se demander en quoi consistera la 3ème saison.

Et puis, par dessus tout, s’il ne fallait garder qu’un seul point : le spectateur, une fois encore, est emmené dans des virées inédites.
On savait, depuis Twin Peaks et plus proche de nous, depuis Lost, que la narration pouvait se détourner du pur divertissement pour impliquer la téléspectateur. Avec The Leftovers, on a la confirmation en fin de saison 2 du sentiment qu’on éprouvait lors de la première saison. Lindelof ne joue plus que cette partition là : que puis-je te raconter qui te sorte de ton fauteuil et de la position passive que tu y occupes ? Et de prévenir bien avant la diffusion du premier épisode de la première saison que le téléspectateur n’aura pas ("jamais") la réponse principale à LA question qui le taraudera deux années durant (et visiblement trois, car HBO a confirmé la 3ème saison ces derniers jours, hourra !). Ce qui est autant une bonne nouvelle qu’une confirmation des choses apprises depuis Lost : vous ne trouverez ici que ce que vous voudrez bien chercher mais sachez d’ores et déjà que cela ne signifie pas pour autant que vous trouverez quoi que ce soit.
A l'instar des séries citées plus haut, l’immersion fût en ce qui me concerne totale. La première saison m’a pourtant davantage porté, ou davantage marqué, mais le visionnage de la seconde saison étant récent, peut-être que ma perception du (gros) bagage laissé sera altérée dans les jours, les semaines à venir, c'est d'ailleurs assez prévisible. J'éprouve rétrospectivement davantage d'admiration pour ce que l'on m'a raconté lors de la première saison, plus subtile : la seconde saison est malheureusement lestée de quelques pierres lourdes un peu indigestes de mon point de vue (en vrac : le personnage de Meg, supra-méchante un peu trop caricaturale et dont la radicalité est mise en scène à plusieurs reprises de façon "j'en remets une couche", là où cela n'était pas indispensable ; le chaos total de fin de saison, ses descriptions formulées jusqu'à plus soif -le couple baisant en arrière-plan lorsque Kevin erre lors de son retour-, ce genre de détails rabâchés ; etc). Ça ne gâche pas l'expérience, mais là où l'on frôlait délicatement les choses en saison 1, on trouve facilement le trait un peu grossier pour cette suite.

Une question sans réponse pour le moment : impossible de comprendre ce que raconte la jeune femme hispanique dans l'hôtel traversé par Kevin. Un forum de maniaques du ralenti (et parlant mieux espagnol que moi) évoque plusieurs choses, dont la citation du nom d'Azazel, déjà évoqué dans la conversation téléphonique des scientifiques avec Nora, dans le très bel épisode "Lens").  Encore des pistes que Lindelof ira explorer, ou non, on verra bien, et on s'en fout : tout cela, avec ou sans réponses systématiques, est déjà bien assez stimulant comme ça, nom de dzouss' ! En tout cas : vivement l'Australie en saison 3. Kevin y retrouvera son père, non ?


Je voulais terminer cette note de blog en incluant une vidéo d'un des nombreux titres utilisés dans cette seconde saison. Le choix des morceaux d'accompagnement a été assez exemplaire dans cette série, comme il l'avait été pour Lost, tiens donc. Il se trouve que comme Jack dans Lost ("Gouge away" dans "There's No Place Like Home, Part 2") , Kevin écoute The Pixies.
Et le thème de "Where is my mind" revient à de nombreuses reprises, dont notamment via l'interprétation qu'en fait Maxence Cyrin, au piano. Drôle : Maxence Cyrin est de Besançon à l'origine. C'est marrant de voir Besac associée (ok, de loin, je l'accorde) à The Leftovers.

Bon, ceci dit moi je m'en fiche un peu, hein, je n'y vis plus, j'habite sur une île aujourd'hui.
Je vis ici désormais.

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