10 juillet 2016

Geneviève.



Oui, cela faisait un moment que nous étions censés nous y attendre.
Mais désormais, alors que Geneviève n’est plus là, je constate qu’une fois de plus, ces presque 18 mois que nous avons eu pour nous y préparer n’auront pas servi à grand chose.

J’ai rencontré Geneviève il y a quelques années, à Paname, et immédiatement, j’ai été contaminé par la classe de cette meuf, tout comme celle émanant de de son œuvre, protéiforme et singulière dans chacune des formes d’écritures qui étaient les siennes. Geneviève Castrée écrivait, chantait, dessinait, elle délimitait de ce côté-ci de l’univers les contours d’un petit coin, explorant des choses très cohérentes, d’une pratique à l’autre. Une profonde mélancolie (ne pas confondre avec la tristesse), un petit goût de l’énergie du désespoir (sans pleurnicheries aucune), une espièglerie malicieuse entre les lignes, voilà quelques-unes des choses sur lesquelles je m’étais arrêté, assez convaincu par chacune des façons qu’elle avait de jouer avec les cordes de son arc.

Parfois, le tout de manière simultanée : Pamplemoussi, par exemple était ce livre-disque qui associait ses dessins et ses chansons, son trait et sa musique. J’ai offert ce curieux mais très bel objet à plusieurs reprises : il y avait là une porte qui donnait sur un monde à part, un monde en ébullition. Une ébullition délicate et magnifique.
Dès lors, je n’ai plus raté aucune sortie de l’un de ses disques, aucune parution de l’un de ses livres. Prêtant l’un ou l’autre à qui voulait être converti, j’ai essaimé ici ou là les choses les plus rares, probablement épuisées pour la plupart. Ainsi va la vie, j’espère qu’ils sont bien là où ils sont et que l’on en profite.


Un peu (beaucoup) plus tard, lorsqu’est arrivé le moment de travailler à la première édition de notre résidence de création collective sur le territoire nord-américain (Pierre Feuille Ciseaux #3, en 2013), son nom est apparu très rapidement dans la short-list que nous tentions de mettre sur pied, entre ChiFouMi et les amis ricains nous accueillant (Anders Nilsen et Zak Sally, en l’occurrence).
Lorsque Geneviève a dit "ouais", j’étais super content.
C’est un peu le carburant secret de mon implication dans cette association clopinante qu’est ChiFouMi : ponctuellement, donc, je passe une huitaine au milieu de quelques-uns de mes créateurs favoris. Petite souris observant ces gens qui le reste du temps rendent mon quotidien un peu plus beau (ou un peu moins moche) avec leurs bouquins, je fais alors, en général, le plein en énergie et en "foi" pour un paquet de temps. C’est bien entendu une aubaine sans nom pour les curieux dans mon genre. Voir Geneviève a l’œuvre, dessinant sur un coin de table, semblant comme enroulée autour d’elle-même ou de son plan de travail (ses postures, ses positions auront interpellé, avant que l’on ne se rende compte qu’elle bossait tout simplement à toute, toute petite échelle, de petits dessins avec des outils très fins), c’est un peu la classe.
Je dis "c’est" et pas "c’était" parce que le souvenir de son pinceau à 2 ou 3 poils (non, pas davantage), l’outil le plus fin que j’ai observé depuis longtemps, qui traçait sur le papier des traits d’une exquise et infinie précision, ça reste un truc très vivace, très vivant, très beau. Peut-être parce que c’est encore frais dans mon souvenir. C’était il y 3 ans tout juste, c’est pas si vieux après tout.
Peut-être aussi parce qu’il est hors de question, désormais, que ce souvenir m’échappe et rejoigne les choses du passé : être au premier rang de véritables petits moments de grâce de la sorte, et donc tout faire pour le mériter, par delà les horribles nouvelles et le temps qui passe. Pour commencer : "ne pas oublier c'te chance que j'ai eu, merde alors".






Mais ce qui m’apparaît comme tout aussi important qu’être aux premières loges de la création, c’est de passer du temps avec les créateurs, plus simplement.
Ça, c’est un pan de la chose qu’est PFC qui est impossible à quantifier, à décrire réellement. C’est le côté de l’expérience sociale, du réel partage, tel qu’il m’apparaît depuis le début comme essentiel. Quelqu’un d’exigeant socialement, quelqu’un d’usant dans l’approche collective, peut mettre à mal l’édifice branlant de cet assemblage de gens, qui sont des gens avant d’être des autrices ou des auteurs.
Durant une période bien précise, on cohabite, on mange ensemble, on passe nos journées ensemble, on apprend parfois à se connaître. Parfois, ces rencontres sont riches, constructives et marquantes ; parfois un peu moins, ça arrive, c’est comme ça. C’est le jeu, on croit connaître quelqu’un : parfois on est conforté dans nos choix, parfois on se plante. Comme dans la vraie vie, mais avec des crayons et du papier en plus partout autour, c’est tout.

Parfois, même, se tissent de belles histoires.
Au fil des ans, PFC donne ainsi l’impression d’être un nouveau point de départ pour certaines d’entre elles. Le temps que j’ai passé avec Geneviève à Minneapolis durant l’été 2013, c’est l’un des trucs les plus chouettes arrivés depuis un moment. Parce que l’enthousiasme créatif était là du début à la fin, et que la sympathie, la disponibilité, l'envie de partager couronnaient le tout.
Chacune, chacun dira facilement qu’elle fait partie des personnes qui marquent par sa générosité.
Ça aussi, c’est un truc que les gens disent après une disparition : qu’est-ce qu’il était sympa ! Et généreux ! Du coup, ces formules tombent probablement à plat, mais les petites chanceuses, les petits chanceux qui ont croisé son chemin et qui liront ces quelques mots opineront du chef, a coup sûr : dans chaque dialogue, à chaque rencontre, Geneviève s’intéresse à la personne qu’elle a en face d’elle, tout simplement. Elle s’interroge, fait preuve de curiosité à l’égard de celles et ceux qui l’entourent. L’opposé d’une personne égoïste ou auto-centrée, dans cette société imposant chaque jour davantage l’individualisme comme modèle de cohabitation sociétale. Bref.
De la bienveillance, une petite montagne de bienveillance, voilà ce qu’est cette meuf, en plus de celle de talent(s) planquée juste derrière. Il fallait prendre un peu le temps d’aller s’aventurer sur son territoire, parce que toutes les bonnes choses se méritent : parce que nous sommes également ce que la vie nous a mis dans les pattes, on pouvait comprendre et apercevoir un peu de discrétion, de distance dans ce que Geneviève laissait interpréter de sa personne. Pour autant, il suffisait de frapper à la porte pour qu’elle s’ouvre, et que l’on soit invité à entrer alors dans un domaine de gentillesse, de sincérité, de simplicité.
Je sais, on ne dit que des belles choses des gens qui partent, c’est d’un convenu, etc. Rien à foutre.

Au retour de PFC#3, une fois revenu en France à l’automne 2013, j’ai continué à échanger avec elle au sujet d’expériences diverses que nous traversions un peu en parallèle, certaines pas forcément très folichonnes, d’autres beaucoup plus. Super contente de son expérience de PFC#3 (qui fût une sacrée belle édition aussi, à mes yeux), Geneviève parlait d’importer le projet du côté de l’Île de Vancouver, à Victoria. Forte de l’expérience de micro-festival qu’elle avait enclenché avec Phil (Elverum, son mari) et quelques autres et dans lesquels elle semblait vachement se retrouver, elle était sûre que Marc (Bell, qui était lui aussi à PFC#3) allait également être partant pour se lancer à ses côtés, et que nous allions nous atteler à monter une édition en Colombie-Britannique. Elle avait déjà branché des partenaires potentiels (que je ne connaissais pas) qui étaient chauds comme la braise… C’était l’un des 9876543 projets en l’air côté ChiFouMi, du coup : l’avenir est à portée de bras, suffit juste de le tendre assez, après tout.

Et puis, quelques mois plus tard, la belle et heureuse surprise : Phil et elle, après plus d’une décennie de vie de couple, allaient enfin être parents, alors qu’ils n’y croyaient plus (Phil évoque tout cela dans sa dernière note sur son site, je ne déballe pas des choses censées rester secrètes, je ne me le permettrais évidemment pas ; cette note est évidemment à se retrouver les deux genoux à terre, pas besoin de le préciser).

Au delà des quelques doutes qui devaient légitimement traverser leurs pensées de futurs parents, il n’y avait que de la joie, et ce bonheur éclaboussait à la ronde, malgré l’extrême discrétion avec laquelle ils avançaient leurs pions. La petite salamandre, avant même d’arriver fin janvier de l’an passé, apportait déjà des choses assez folles dans leurs existences, mais la nouvelle restait circonscrite à un cercle réduit. On le savait mais on l’aura compris encore davantage à ce moment, le couple de Geneviève et Phil ne sera jamais abonné aux mondanités, à la vie publique exposée, aux photos de leur vie partagée sur instagram ou facebook ; leur intimité, en tant qu'individus comme en tant que couple, jamais étalée. Ça n’est pas un hasard s’ils ont attendu aussi longtemps avant de lancer, enfin, un appel au soutien il y a environ un mois de cela : plus d’un an après l’annonce de la maladie de Geneviève, autant dire, sur l’échelle de la solitude éprouvée dans ces moments, une éternité.  Je dis "enfin" parce que cette solidarité exprimée depuis le mois dernier sur leur page, je n’en doutais pas un seul instant, j'espérais secrètement qu'ils le fassent plus tôt. Les deux ont su construire une fan-base de rêve au fil du temps : le talent, la simplicité, et une putain de sincérité, évidente et indiscutable. Au milieu d’un monde où il n’y a jamais eu autant d’artistes auto-proclamés vous invitant à liker leurs multiples pages quotidiennes de merde sur Facebook, certains êtres humains se distinguent simplement par la qualité de leur simple personne, qui transcende chacun de leurs boulots.
Geneviève, Phil : il n’y a rien d’autre à faire que de les aimer pour ce qu’ils sont. C'est un peu gnian-gnian, peut-être, mais là, maintenant, j'aimerais que ce monde le soit un peu plus, justement. Et je sais que je ne suis pas le seul : les gens qui aiment leurs boulots, qui les apprécient, qui ne les connaissent pas pour autant mais qui ont un disque ou un bouquin qui les a touché, qui leur a plu, ces gens-là ont répondu. C'était super émouvant, de voir comment cette cagnotte est très très vite montée dans les tours. C'était toujours ça de pris dans cette merdasse sans nom.

Les semaines, les mois ont passé. Lorsque la petite oursonne est née, fin janvier de l’an dernier, l’on sentait bien que tout était beau, que tout était pur du côté d'Anacortes. Et tout aurait dû le rester, parce que ces deux personnes avaient bien mérité de profiter de leur nouvelle vie.

Puis Geneviève, qui avait du mal à retrouver toute sa forme, a vite appris la nouvelle de son état déjà avancé ; une extrême, extrême violence s’est invitée, pour rester.
Une grosse partie de leur monde s’est probablement effondré sur-lui même à ce moment, sans nul doute. Comme pas mal d’autres et dans une moindre mesure, un bout du mien s’est écroulé aussi, car même si on croit être abonné aux injustices de ce monde (depuis le temps), à chacun d’y composer sa propre hiérarchie des choses impossibles à avaler, des trucs inacceptables que l’on nous oblige à digérer, de force. En ce qui me concerne et parce que je dois me sentir un tout petit concerné par ce point précis : qu’un enfant n’ait pas le temps de profiter de l’un de ses parents, même si l’on sait que "ça ira", que le monde tourne régulièrement depuis des millénaires sur ce mode, ça n’en demeure pas moins injuste au plus haut point. Avancer dans la vie avec quelque chose que l’on vous enlève, évidemment, c’est douloureux, triste à crever. Avancer dans la vie en partant dès le début avec comme un trou, c’est moins cruel mais c’est pas très chouette non plus.

Depuis les sinistres nouvelles de l’annonce de sa maladie, au printemps de l’an dernier, nous scrutions l’avenir, à attendre fébrilement des nouvelles.
Nous échangions avec celles et ceux qui pouvaient avoir les nouvelles les plus récentes, nous croisions les derniers échos d’Anacortes.
Parfois, c’était l’un de ces douloureux et longs emails collectifs, parfois simplement deux petites lignes personnelles comme volées au temps qui passe, cette notion qui avait plus souvent que jamais la gueule de l’ennemi. Plus rarement, c’était une enveloppe dans la boîte aux lettres, reconnaissable entre dix mille avec cette écriture manuscrite toute ronde et minuscule, l’écriture magnifique de Geneviève, et à chaque fois nous retenions notre souffle en ouvrant l’enveloppe.
Parfois, les nouvelles étaient presque bonnes, elles témoignaient d’un simili statu quo qui nous faisait nous dire "ça n’est pas une rémission, c’est seulement un peu de temps en plus, mais c’est déjà ça de pris". Parfois les nouvelles étaient plus sombres, et l’on savait que la terrible annonce initiale, celle d’une fin annoncée, qui donnait l’impression de circonscrire toute une existence à une période butoir, n’était un sinistre yo-yo. De l’extérieur de cette histoire, comment se réjouir qu’une maman puisse au moins célébrer le premier anniversaire de son enfant, au prétexte que cela n’était pas gagné d’avance, pas annoncé comme tel ? Et puis les mois passaient, mine de rien. Des hauts, des bas, des choses presque rassurantes, d’autres pas du tout. 

Jusqu’à samedi dernier, donc.
A 35 ans, Geneviève Elverum avait donc succombé à cette merde.

Toutes celles et ceux qui l’aimaient sont tristes, tout le monde pense à Phil et à la petite.

Comme je l’ai fait à l’annonce de sa maladie, je me prends à réécouter ses disques, à relire ses bouquins, à lire les mille trucs qu’elle postait sur son blog. A chercher un peu de cette chouette personne dans ce qu’il y a là, autour. Certaines pages, certaines chansons, certaines notes de blog sont tellement belles, plus solaires que jamais. Mais pour d’autres, c’est tellement dur que je suis incapable d’aller jusqu’au bout, alors je ferme le bouquin, je change de disque, je pense à Phil et à leur petite fille, je me dis que j’ai eu de la chance de la rencontrer, cette Geneviève, je me dis que nous autres avons de la chance malgré tout car nous avons toujours des bouquins, des disques, des souvenirs, puis je réalise que c’est pas demain la veille que je pourrais m’auto-convaincre d’une telle connerie, je réalise que c’est juste super triste et super injuste, et au diable les livres, les disques, les souvenirs, au diable toute cette merde, je réalise que j’écris ces conneries sur mon blog qui chaque jour floute décidément davantage la frontière entre "journal de bord" et "carnet intime", je réalise que je n’ai aucune idée de ce que je dirais à Phil lorsqu’enfin, je le rencontrerai, je réalise qu’il n’y aura peut-être rien à dire, tout comme il n’y finalement rien à dire aujourd’hui.

Si ce n’est que Geneviève va nous manquer, énormément.
Elle nous manque déjà.
Je suis super triste.

ps : pour apporter un gramme de soutien à leur enfant et à son papa, c’est plus que jamais d’actualité ici : https://www.gofundme.com/elverum
ps3 : celles et ceux qui lisent ça et qui se disent "j’ai jamais rien lu de cette autrice, moi, tiens, par où commencer ?" : deux livres pour vous, chacun très différents l’un de l’autre et plutôt récents, mais qui me semblent bien relier deux points du continent genevièvien : "Susceptible", dont je conseille la version française parue à L’Apocalypse car sa fabrication est vachement plus classe que celle de la version US (très bien aussi malgré tout, évidemment), et "Maman Sauvage", paru quant à lui plus récemment à L'Oie de Cravan, que je ne remercierais jamais assez de m'avoir fait découvrir le boulot de Geneviève.


EDIT DU 13 JUILLET 2016 :
Anders Nilsen a écrit quelques lignes pour The Comics Journal, c'est à lire ici.


4 commentaires:

fceransky a dit…

Fuck, fuck et fuck...

june a dit…

Pas mieux (t'es l'un de ceux à qui j'ai pensé en écrivant tout ça, mon loulou).

carole a dit…

Merci pour ton partage je suis infiniment triste
et désolée de n'avoir pu la rencontrer

carole a dit…

Merci pour ton partage, je suis infiniment triste
et désolée de n'avoir pu la rencontrer